BRO. Par Jean Grenier

Une première singularité qui éclate chez Brô, c’est qu’il est impossible à classer. Est-il figuratif ? Oui, mais aucun peintre d’aujourd’hui ne le regarderait comme tel, tant sa figuration ne s’apparente à aucune école, ni ancienne ni moderne. Ses personnages ? Ils font penser à ces silhouettes que vendent aux écoles de peintures les fournisseurs de couleur, silhouettes que les profanes appelleraient des mannequins : elles représentent le corps humain en bois et les membres en sont articulés de sorte qu’on puisse leur faire prendre les attitudes que l’on veut. Les surfaces sont divisées de manière géométriques, la tête n’a pas d’expression particulière, c’est le corps qui par lui seul doit - et par les mouvements qu’on lui imprime - indiquer l’émotion. Or les personnages de Brô sont figés et s’ils ont une occupation, celle ci est indiquée suffisamment par les outils dont ils se servent. Ordinairement ils n’en ont pas. Dans un grand tableau sur Venise, les voyageurs qui voguent dans la gondole ne sont pas plus des personnages, y compris le gondolier, que leurs bagages qui sont à côté d’eux. Dans les champs de la Normandie, les hommes n’ont pas plus d’existence que les arbres, j’entend d’existence personnelle et manifestée.
Lorsqu’on fréquente les galeries et qu’on est condamné à aller d’un visage grimaçant à une composition géométrique, soumis successivement au chaud et au froid, cela est d’un grand repos… On ne craint plus de passer du radeau de la méduse à une épure d’architecte. Mais j’y pense : sur ce trajet, entre deux points extrêmes, on rencontre Ingres.
Après tout, l’œuvre de Brô, qui n’est pas abstraite et qui pourtant n’est pas figurative, parce qu’elle est inexpressive, serait à rapprocher de la vision de ce grand ancêtre si l’on dépouille les créatures de ce dernier de leur redingotes et de leurs falbalas. Elle est, au besoin, mythologique, comme la sienne, et cela constitue une seconde singularité à notre époque.

LA MYTHOLOGIE

Son immense toile : « la première escale des Argonautes » représente un épisode de la fameuse légende. Parti pour conquérir la Toison d’Or, les Argonautes, conduits par Jason, abordent Lemnos, qui ne compte comme habitants que des femmes, celles ci ayant massacré leurs maris à qui elles reprochaient leurs trop nombreuses infidélité : mais Vénus, outrée de cette barbarie, leur inspira l’envie de se remarier, ce qui fait que les Argonautes furent bien reçus. On ne voit as dépeint ici ni même suggéré l’enthousiasme. Hommes, femmes, enfants, posent devant nous. Ils sont bien réels, mais d’une réalité originale, toute statique. La barque est bien une barque, elle n’en a pourtant que la courbure, comme les personnages n’ont que les ligne et les traits qui les délimitent. Les rochers sont bien des rochers, mais aussi des polygones irréguliers ; de même les cactus sont des cactus mais en même temps des ovales. La voile en même temps qu’une voile est un rectangle. Les mâts sont surtout des droites, les filets, des cônes. Alors est réalisé l’essence du mythe, qui est de fixer une aventure particulière, et de l’inscrire dans l’intemporel. Si peu courante que soit l’histoire des compagnons de Jason, elle devient une histoire modèle, comme dans la Bible le passage de la Mer Rouge. Elle nous donne de quoi rêver et elle peut être interprétée par chacun différemment. Sur ce canevas nous pouvons broder sans crainte, chacun en tirera le meilleur parti.
La force avec laquelle s’impose le récit provient de cette construction solide qui ne laisse rien tomber et qui tient ensemble les choses les plus disparates, qui relie le dessin stricte au rêve aventureux.

LE STRICT NECESSAIRE

Prenons une autre toile. Avec de gros traits, le corps de cette femme est cerné. On dirait un dessin d’enfant bien appliqué. Sa tête est ronde comme celle d’un pommier et les pommiers qui se profilent derrière elle auront leur chevelure disposée comme celle de la femme. Les yeux sont de forme ovale au dessus de sourcils qui décrivent un grand arc de cercle. Le nez et la bouche forment entre eux un angle droit. Les bras sont curvilignes, les seins sont deux triangles inscrits dans une sphère. Pas de bavure, un trait qui parcourt la toile et à chaque moment la délimite. Est-ce une prouesse de dessinateur ? Non, car celui-ci s’efface derrière son dessin. L’on n’a pas envie de le complimenter de la sûreté et de l’exactitude de ses lignes. On dirait que cette composition si dense, ce tissu si serré est sorti d’ailleurs que du cerveau et de la main. « La Nature dessine », dit Brô.
Et ce mot définit son œuvre.

LE REVE

La Nature rêve aussi. Suivant les époques et les individus elle a des rêves différents. Je ne me rappelle plus quel poète romantique a dit que les animaux étaient des rêves de la Nature dont l’homme est le réveil. C’est une idée ravissante et qui explique pourquoi les zoos ressemblent tellement aux Musées. On y passe du cauchemar avec le crocodile au rêve en couleur avec la paon. Quelle merveilleuse diversité, celle où Brughel côtoie Fra Angelico.
Les paysages, les figures de Brô baignent dans une atmosphère de rêve. Son art est un art d’évasion. On ne reconnaît le sujet de ses toiles où on hésite à le reconnaître. C’est que ses paysages sont des dépaysement comme étaient ceux de Watteau à son époque.
Je ne m’étonne pas de rencontrer le nom de Watteau en écrivant. C’était un insatisfait qui passait son temps à voyager et à déménager, ne se trouvait bien nulle part, poursuivant jusqu’à Londres un paradis imaginaire. Rien ne me dit que Brô soit ainsi, et sa vie privée ne m’importe pas. Mais assurément ses tableaux représentent une Nature si idyllique qu’il me paraît impossible de voir leur auteur autrement que malheureux. Corot, lui aussi, fût « un peintre de l’Arcadie » comme on a surnommé Brô jadis.
Mais ses paysages italiens ne nous paraissent pas étrangers, nous y sommes à l’aise comme dans notre pays natal, alors que les paysages de Brô, lorsqu’il s’agit de paysages familiers comme la Normandie, nous déconcertent, nous pourrions même dire qu’ils sont « exotiques ». Ses hommes et ses femmes font penser aux polynésiens, ses poissons ressemblent aux poissons lunes de l’Océan Indien, avec leur bigarrures et leurs piquants, ses arbres eux mêmes, nous ne sommes pas sûrs de leur espèce (ormes ou pommiers ? ).
Son ciel tantôt rouge, tantôt bleu, tantôt jaune, nous surprend, son compartimentage de l’espace est apparenté à celui des primitifs siennois, ainsi qu’en général son art raffiné et précieux.
On a jamais autant l’impression de l’ailleurs qu’avec cette représentation de l’ici.

APPEL A L’HUMOUR

Cette nostalgie du paradis perdu, cette espérance d’un paradis retrouvé font ressortir un aspect paradoxal du talent de Brô qui aurait pu faire une carrière d’écrivain d’humour. Rien de tel qu’un mélancolie profonde pour suggérer des idées, des rapprochement, des contrastes qui font rire par leur côté inattendu. C’est que la vie alors n’est pas prise au sérieux mais au tragique : et ce tragique ressenti par l’homme fait que, pour s’en délivrer, celui ci s’amuse et nous amuse.
Il y a longtemps déjà Iris Clert, aussi originale dans sa « partie » que les Brô dans la sienne a fondé un journal de quatre petites pages paraissant à l’occasion d’expositions de sa galerie et intitulé « Iris – Time ». Il n’est pas indiscret de révéler que Brô en est l’un des principaux collaborateurs. Je ne veux pas ici reproduire des articles dont le sel s’évapore lorsqu’on les sort de leur contexte. Tout ce que je puis dire, c’est qu’ils sont très spirituels, même les petites annonces.
Ainsi : « artiste paysagiste momentanément dégouté Nature, cherche pied à terre près nouveau drugstore pour contacts humains »
On est très étonné de lire des choses pareilles à propos de peinture. Celle ci est entrée depuis longtemps dans l’âge des pontifes et des prophètes ; elle suit les directives de maîtres improvisés et analphabètes subissant dans leur phraséologie l’influence allemande. Un peu d’esprit anglais plus léger serait le bien venu. Et encore mieux d’esprit français.
Dans un des numéros de Iris-Time, je lit de Brô des « conseils aux jeunes peintres » qui ont la verve de ceux de Swift aux domestiques, je lit encore du même Brô une déclaration sur ses goûts et ses dégoûts, qui ne visent pas au scandale tout en étant personnels, un appel en la faveur de la restauration du château de Courgeron ( simple maison de campagne du peintre ) et les résultats d’un referendum ( c’était en 1962 ) sur la peinture de Brô qui recueillit 91% de Oui, 5% de Non et 4% d’abstention.

APPEL A LA SCIENCE !

Que de choses on aurait à dire sur Brô ! Et je n’ai rien dit de la personne elle même.
Est-il vrai comme on dit aujourd’hui, que l’auteur n’est rien sans l’œuvre et que l’œuvre n’est rien sans l’époque ?
Pour être d’accord avec les savants ( psychologues et sociologues, dont il n’est pas à craindre, Dieu merci, qu’ils soient des philosophe et des écrivains ) vais je soumettre la peinture de Brô à des tests ? Par exemple au test de l’arbre ?
Comme l’étoile de Brô fourmille de plantations, je n’ai que l’embarras du choix. Je remarque que tous ces arbres on un point commun : leur dimension supérieure ( branches et feuilles ) est beaucoup plus grande que leur dimension inférieure. J’ai mesuré plusieurs arbres : alors que leur couronne mesure 4cm et demi, leur tige n’a qu’1 cm dans une toile ! Rare disproportion, et voici ce qu’on en tire :
Abandon au supra-sensible
Idéalisme
Aime à se réfugier dans le monde des désirs
Capables d’enthousiasme
Passionné ( mais ce n’est pas tout à fait le cas car il faudrait que les branches fussent en forme de flammes )
Je vois aussi :
Besoin de se faire valoir
Ambition
Folie des grandeurs
Manque de sens des réalités, etc…
Mais ce sont des interprétations que je serais d’accord avec l’artiste et ceux qui le connaissent pour récuser.
J’ai mesuré aussi le rapport de la largeur de la couronne à sa hauteur ; elle est la plupart du temps de 5cm à 4 cm alors que le rapport normal est de l’ordre de 10 à 7. Contentons nous de ce résultat.
Autre trait : Le penchant à l’élargissement de la couronne, l’arbre est touffu plus qu’il n’est grand. C’est toujours un arbre en boule, sa couronne forme un cercle. Or le cercle a ceci d’heureux qu’il est l’image ( selon Jung ) de la lumière masculine ( les garçon dessinent beaucoup plus souvent des couronnes en boules que les filles ). Et puis il faut faire une grande différence entre les couronnes aux contours mous pareils à des bulles de savon, et les couronnes pleines de tension. C’est à ce dernier genre qu’appartiennent les couronnes de Brô car elles expriment la plénitude.
Une bonne note aussi : la couronne a sa moitié gauche aussi fournie que sa moitié droite. Signe d’équilibre entre l’impressionnabilité et le recueillement.

ET PUIS APRES…

Je n’écris tout cela que pour ajouter une pointe d’humour à celui qui est dépensé par l’artiste et ses amis. A vrai dire, l’œuvre n’en a aucun besoin, mais alors on voit mieux ce qu’elle a de léger dans son implacable précision, ce qu’elle a d’exotique dans son image d’une réalité proche, proche et pourtant si lointaine, ce qu’elle a de doux et de délicieusement mélodique dans ses couleurs apparemment acides et violentes, dans la tempera unie avec le glacis. Quel charme ! C’est sur ce dernier mot qu’il faut demeurer en souhaitant que le mystère qui enveloppe la création d’une œuvre pareille ne soit jamais éclairci au point de nous empêcher de rêver à un monde nouveau.